Si la Champagne s’est indéniablement construite sur fond de rivalités, de procès et de révoltes, elle est également le berceau d’une intelligence collective hors norme. Les relations contractuelles qui lient vendeurs et acheteurs de raisins en sont l’un des plus beaux exemples. Comment et pourquoi se sont-elles organisées ? Enquête.
Au cours du XXᵉ siècle, une succession d’événements dramatiques¹ plonge la Champagne dans le tourment et suscite chez ses Hommes une prise de conscience salvatrice. Pour protéger la réputation du vin des Rois et favoriser son expansion commerciale, l’identité de la Champagne doit être clairement définie, son marché intermédiaire régulé et le patrimoine que le vignoble² et le négoce ont en commun protégé. Mais pour ce faire, les esprits vont devoir faire fi de leurs intérêts individuels et surtout s’unir sur le long terme…
Faire front commun
Le phylloxéra avait bien amorcé un rapprochement, mais c’est sur fond d’insatisfaction mutuelle — due aux humeurs de Dame Nature et aux fluctuations du marché — que les premiers véritables dialogues intersyndicaux et outils collectifs émergent.
En 1911, une échelle des crus, qui détermine la qualité du raisin par commune, est instaurée. En fixant officiellement un prix minimum de vente au kilo ainsi qu’une mesure de blocage³, la Commission de Châlons inscrit dès 1935 la Propriété et le Commerce dans une logique « gagnant-gagnant » visant à maintenir la paix sociale, préserver l’intérêt supérieur du vignoble et assurer une stabilité qualitative et économique au sein de la filière.
En 1936, grâce aux jalons posés antérieurement⁴ pour défendre le nom « Champagne », le terroir champenois devient officiellement une AOC. Plus qu’une méthode d’élaboration rigoureuse, une véritable origine géographique lui est désormais associée. Ces victoires successives encouragent les deux familles à consolider leurs relations autour de l’appellation.
Une mécanique originale et innovante
En 1940, le CIVC⁵ est constitué afin de gérer les intérêts communs de l’ensemble des acteurs de la filière. Cette interprofession est une organisation unique en son genre, tant par sa stabilité politique⁶ que par son statut juridique⁷.
En 1959, pour pallier les crises récurrentes de pénurie et de surproduction, elle met en place un contrat collectif doté de règles précises définissant notamment le prix du raisin, la hauteur de l’engagement, les échéances de paiement, ainsi que la mise en réserve et ses solutions⁸ de déblocage. Cette obligation volontaire assure aux Maisons comme aux Vignerons une stabilité mutuelle — celle de l’approvisionnement et de l’écoulement — avec une finalité commune : le partage de la valeur créée par la vente du produit final.
Néanmoins, la libéralisation de l’économie mondiale, le choc macroéconomique engendré par la réunification allemande et la montée en puissance de la Commission européenne sont progressivement venus modérer l’influence du CIVC. D’abord suggéré, le prix est ensuite devenu « libre », et le contrat individuel a fini par s’imposer.
L’équilibre ne tient qu’à un fil
Dans leur ascension commune, les Champenois semblent parfois oublier que la pérennité d’une relation repose également sur des facteurs externes, capables de faire ressurgir à tout moment des intérêts antinomiques. Et malgré la force du lien collectif, la crise économique de 2008, les tensions géopolitiques actuelles et l’épidémie de COVID-19 ont véritablement désarçonné l’ensemble de la filière.
2020 : s’unir ou mourir ?
Face à la baisse du prix du raisin et à un rendement communément fixé à 8 000 kg/ha, notamment pour éviter une chute du prix de vente, les relations contractuelles existantes peuvent-elles encore perdurer ? Le négoce cherche-t-il réellement à alléger ses stocks et à affaiblir la position des vignerons par une quête exclusive de valorisation ?
Une logique de rendement différencié⁹ peut-elle être instaurée côté Propriété ? Le modèle coopératif sera-t-il une voie de salut ?
Les prochains mois seront décisifs…
À droite — Katia DEMISSY
Notes
- Vins frelatés, mildiou, révolution ferroviaire, Révolte des Vignerons, Première Guerre mondiale
- Vignerons et coopératives
- 1938 — également appelée « mise en réserve »
- 1892, 1908, 1919 et 1927
- L’actuel « Comité Champagne »
- Constitué à parité par deux co-présidents
- Organisme de droit privé chargé d’une mission de service public et doté de prérogatives de puissance publique. Vignoble et négoce sont de fait soumis aux règles de l’interprofession
- Déblocage collectif, individuel et transfert des volumes bloqués
- Pour les vignerons mono-actifs et poly-actifs
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